On The Floor : AHMED EL JATTARI & KARIM BAROUCHE (partie 3)
La musique comme outil de création
« Depuis que je danse, j’ai toujours fait de l’improvisation, dit Karim. Je n’ai jamais écrit mes passages. Tu ne peux trouver l’harmonie avec la musique que dans l’improvisation, parce que ton esprit n’est pas orienté sur ce que tu vas exécuter, mais sur ce que tu écoutes. » « Quand tu improvises, ton corps est en mouvement, il est toujours dans l’action, dans le flow, dit Ahmed. Il peut partir dans une direction inattendue, inspiré par la musique… » « C’est comme ça que tu crées le plus souvent par accident, dit Karim. » Karim et Ahmed voient le break comme un art de vivre. « Même si tu as envie de travailler quelque chose ou de trouver des choses originales, quand tu t’amuses, c’est plus facile, dit Ahmed ! Je me rends compte que même les bases anciennes que je ne travaille pas, elles viennent toutes seules, dans le délire… Il y a des automatismes. » « Pour comprendre tout ça, dit Karim, il faut passer du temps dans les cercles, en soirée, où tu ressens le groove, la vibe… » Transcender les limites « Je n’aime pas qu’on me catégorise comme breaker, dit Karim. Je suis un danseur. Beaucoup de breakers qui sont perdus s’ils n’ont pas leur « boum-boum-tac »… Moi, je peux danser sur toutes les musiques, et danser toutes les danses : les claquettes, la house… Bien sûr, il n’est pas question de passer d’une danse à l’autre en deux temps trois mouvements.
Mais un véritable danseur peut s’adapter à n’importe quelle situation. » « On fait des catégories : danseur hip-hop, africain, contemporain ou autre… Mais quand on a développé l’oreille musicale, tout comme des musiciens, on peut échanger, explique Ahmed. » « Parce que la danse, c’est le même rythme pour tout le monde, conclut Karim ! »
Le leurre des battles
« Aujourd’hui, beaucoup de jeunes ne pensent qu’aux battles, dit Karim. Ils voient ça comme un jeu, où il faut gagner. Mais comment veux-tu te former, et développer un minimum de réflexion, si tu enchaînes les battles ? A l’époque, il y avait une soirée à la fin du mois, et encore… Et pendant tout ce temps, tu avais le temps de travailler. » « En plus, les jugements des battles sont assez aléatoires, ce qui ne fait pas avancer les choses, dit Ahmed. On ne fait pas assez appel aux anciens, et bien souvent, ce sont des petits jeunes qui jugent des jeunes… » « On prend les gens pour des phénomènes de mode, explique Karim : si la tendance, c’est les clash*, on va prendre quelqu’un qui en fait pour juger… Aujourd’hui, la tendance, c’est la danse, la musicalité, et c’est maintenant que les organisateurs commencent à reprendre contact avec moi ! » « Malheureusement, dit Ahmed, la plupart des organisateurs ne sont même pas des danseurs, ou alors ce sont des danseurs de la nouvelle génération, qui ne font appel qu’à des gens de leur génération. Et bien des juges votent pour leurs amis… Ce n’est pas du jugement, c’est pire que de la discrimination ! » « Juger, c’est une lourde responsabilité, dit Karim. Tu n’es pas là pour régler tes comptes ! »
Rapports avec les institutions
Même problème avec la scène. « Il n’y a pas de directeurs de théâtres ou de programmateurs de danse qui sont issus du Hip-Hop, dit Ahmed. C’est à nous de travailler pour cela. Dès que tu commences à monter, il y en a qui te mettent des bâtons dans les roues, qui te déguisent, qui divisent … » « Certains institutionnels encensent des spectacles comme celui des Pokémons, dit Karim. Mais ce que les Pokémons font aujourd’hui, c’est ce qu’Aktuel faisait il y a dix ans ! C’est une régression pour le Hip-Hop. Nous, tout le travail qu’on a fait dans les débuts avec les théâtres, c’était pour montrer le chemin à prendre pour obtenir une reconnaissance des institutionnels. On a aussi voulu montrer qu’on pouvait monter des créations nous-mêmes, qu’il n’était pas nécessaire de donner ce rôle à des chorégraphes contemporains ou à d’autres. Malheureusement, ceux qui ont le monopole veulent faire ressentir aux acteurs du milieu que c’est eux qui sont au contrôle… »
Passion et récupération
« Imagine que tu es sur une plage, dit Karim, et que tu vois au loin plusieurs beaux navires : « danse contemporaine », « danse classique »… Il y a aussi quelques personnes qui construisent un radeau, « Hip-Hop ». Au fur et à mesure, des gens croient en lui et embarquent, et le radeau commence à prendre de l’ampleur. Mais pendant tout ce temps, les autres navires lui tirent dessus avec des boulets de canon… Certains se sont jetés à l’eau pour rejoindre les autres navires, et s’y sont installés bien confortablement, tout en écartant ceux du radeau en les traitant de racaille… Et une fois que ceux qui sont restés sur le radeau ont réussi à construire un vrai navire, alors tous ceux-là s’échappent de leurs navires d’adoption et reviennent. Youval en est un exemple parmi tant d’autres… » « Aujourd’hui, la danse Hip-hop prend de l’ampleur à une vitesse hallucinante, ajoute Ahmed. Et ça, c’est grâce à ceux qui sont restés sur le radeau pour le construire. Car certains anciens n’ont jamais cessé de pratiquer leur discipline, jusqu’à maintenant. Ceux qui ont dansé dans les années 80, qui ont arrêté pendant 10 ou 15 ans et qui reviennent maintenant en se disant qu’il y a du business à faire, et qui pour cela se qualifient d’anciens et qui font la leçon de morale, créent plutôt des divisions qu’autre chose : l’un monte la tête aux jeunes, l’autre leur montre des soi-disant bases… » La passion n’est pas l’esclave des opportunités. « Nous, quand on a commencé la danse, on ne pensait même pas qu’on allait faire de notre art un métier, dit Ahmed. Plus tard, on a réussi à percer grâce à la danse, à voyager… Mais on ne s’est jamais dit, comme certains jeunes le font maintenant, qu’on allait faire du business avec la danse. Nous, ce qui nous tenait à cœur, on l’a développé et fait mûrir. »
Un reflet de l’être humain
«Le Hip-Hop est une apparence, un habit, dit Karim. Tout comme la vie, c’est un combat contre soi-même. Si tu essayes d’être meilleur avec toi-même, tu es comblé. Dans la société actuelle, les gens ne vivent que par le regard des autres. Alors qu’il faut faire ce que te dit ton cœur… Apprendre à être égal avec toi-même : si ton cœur te dit que ce que tu viens de faire n’est pas bien, écoute-le ! Aie le courage de corriger ton erreur. » « Il faut partir d’un principe très simple, ajoute Ahmed : en tant qu’être humain, si tu respectes tout le monde, les gens te respectent. Tu ne peux pas te mentir à toi-même, te trahir. Tôt ou tard, ça se dévoilera. La plupart suivent le courant médiatique, alors qu’il faut avant tout rester soi-même, et surtout avoir confiance en soi. La confiance en soi, c’est une des clés de l’être humain. »
Promouvoir la culture Hip-Hop
Ahmed a quitté la compagnie Montalvo en 2004. « Parce qu’il n’y avait pas de possibilités d’évolution. Depuis, j’ai monté mon association Moving Up, je donne des cours, et j’organise des événements pour promouvoir la culture Hip-Hop dans son ensemble : soirées, échanges organisés, avec danseurs et activistes des différentes disciplines du Hip-Hop. » Ahmed participe à une initiative qui vise à remettre en place la Zulu Nation française. « En Suisse, en Allemagne, en Belgique, la Zulu est très active. La France, c’est la centrale de l’Europe, il y a du niveau dans tous les domaines du Hip-Hop, et pourtant, on n’arrive pas à faire une Zulu, ou même à se fédérer sous un autre nom ! On a créé une association, avec de bons esprits, solidaires. On cherche à promouvoir la culture Hip-Hop, en trouvant des salles d’entraînement, des studios, en organisant des soirées où toutes les disciplines du Hip-Hop soient les bienvenues, un événement pour l’anniversaire… » Xavier et Karim ont créé l’association 2sources, pour promouvoir la culture hip-hop et mettre en place leur théorie sur la musique. Karim est également en préparation d’un solo. « J’aimerais ouvrir une école de danse, dont le directeur serait quelqu’un du Hip-Hop. Elle ne serait pas dédiée qu’à la danse, mais aussi au chant, au rap, au beatbox, à la vidéo, à tout ce qui a un rapport à la musique. Dans l’idée de donner des clés pour que les gens puissent se débrouiller seuls ensuite. De former des formateurs… » Promouvoir, former, inspirer… « On veut montrer notre art, dit Ahmed. Si on se cache, il ne peut pas y avoir d’évolution. Si tu respectes la culture Hip-Hop, tu ne peux qu’en montrer une image positive !»