Interview avec Crazy Smooth Breaks Kru : « Au début des années 2000, tout le monde avait son propre style et le cultivait à fond. »
Nous voulions faire un retour en arrière avec cet article rédigé en 2008, avec l’accord d’Anne Nguyen (Compagnie Par Terre) ancienne rédactrice du magazine Graff It.
Cet article qui n’existe pas sur internet est une exclusivité Not Only Hip Hop et permet de revenir sur la philosophie du break des années 2000 avec un b-boy canadien, Crazy Smooth des groupes DDT (Dirty Defiant Tribe) Canadian Floormasters & Breakskru. .
Un remerciement spécial à Marion Chevassus et Olivier Jacquet, rédacteur en chef de Graff It (Magazine qui n’existe plus).
Breaks and Bridges IV : Une autre Histoire du B-boying – Les années 2000
Entre ruptures et continuités, le Bboying* est né, s’est développé et a conquis le monde entier. De ses origines à ses extrêmes pointes, il est le fruit de cassures et de reprises, d’inventions et de négations.
Gosse des rues de New York, de père afro-américain et de mère latino-américaine, le Bboying s’est enrichi de tout ce qui l’entourait. Débrouillard, passionné, tenace et créatif, il tombe de scène, grisé par les offres du showbiz mais se relève toujours dans les coins les plus sombres de la rue. Il parcourt la planète et relie les gens qui lui ressemblent, avec ce même bonheur de la musique, de la danse, de la performance. Avec cette fierté qui lui vient du Hip Hop, pour qui il ‘représente’, une sorte de remerciement.
Crazy Smooth est un Bboy de la génération 2000, il est canadien. Néanmoins, il reste un élève de New York et il a sillonné les États-Unis pour affiner son Bboying. Son vécu nous donne un regard extérieur sur le break américain. Retour avec lui sur les années 2000.
Qui t’a formé ?
Je suis autodidacte. Je danse depuis 1999, ce n’est qu’en 2005 que j’ai eu ce que l’on pourrait appeler un « mentor », Kwon. Il m’a beaucoup guidé dans ma danse quand j’ai habité à New York, depuis nous n’avons jamais perdu contact. Il fait travailler mon imagination. J’aime sa philosophie de la danse, il a su trouver un équilibre pour rester actif tout en ayant une vie de famille.
Tes crews ?
J’ai été DDT (Dirty Defiant Tribe) avec Megas qui est pour moi une légende et j’ai fait partie des Canadian Floormasters. Aujourd’hui je suis Breakskru. J’ai dansé à Ottawa (Canada), Gatineau (Québec) où je vis aujourd’hui, New York, mais aussi Orlando (Floride), Miami (Floride), Seattle (Washington) et en France.
New York?
J’ai vécu à New York quelques mois après avoir obtenu une Bourse du Conseil des Arts du Canada pour approfondir mes connaissances artistiques. Je suis arrivé en 2005. J’avais préparé un plan d’entraînement pour que le séjour soit efficace au maximum. Mais bon, New York… est moins organisée. (rires) Je suis donc allé m’entraîner un peu partout, à Mac Carren Park (avec Breakeasy et King Uprock), à Brooklyn, dans une université où s’entraînaient Teknyc et Phantom, j’ai pris des cours également au Broadway Dance Center.
A New York, il y a des événements presque chaque jour. Donc tu t’amuses. Depuis New York, j’ai fait d’autres villes comme Philadelphie, j’ai participé au Illadelph Legend où j’ai suivi les cours de Qwickstep et Rokafella, j’ai suivi ceux de Ken Swift quand je suis allé à Seattle.
Les années 2000 :
« A chaque événement où je suis allé, il y avait un moment classique, qui allait marquer l’histoire du break, comme le battle Benji contre Josh, Kmel contre Ivan, Abstrakt contre Benji… »
« Pour moi le Bboy des années 2000 est original, créatif. Les crews qui illustreraient le mieux ces notions sont Boogie Brats, Style Elements, Skill Methodz, et les infâmes … Breakskru. »
Les grands changements
« A la fin des années 90, il y a eu une sorte de première révolution dans le break américain qui a créé une cassure : soit on dansait comme les Rock Steady Crew*, à l’ancienne, soit comme les Style Elements, c’est-à-dire un break sans footworks*, avec des sauts sur la main, des équilibres, des mouvements extrêmes.
Dès la mi-2000, il y a eu cette révolution physique venue de Corée dans la danse. Même si les bases sont restées, les techniques ont changé. La performance est devenue plus importante que la présentation, on a donné moins d’importance à la qualité des moves et plus au ‘chiffre’. Les mecs ont développé des « air powermoves* », ils peuvent rester en l’air pendant 30 secondes voire plus. Vers 1998-1999, le record de ninety* était a huit tours, c’était énorme, aujourd’hui il est à une vingtaine de tours. J’ai entendu une remarque en France, en 2002 ou 2003 : un mec disait « si je peux pas faire autant de tours de headspin* que lui, ça ne sert à rien »…
Cette révolution montre bien que la danse est capable d’aller quelque part d’autre, de se renouveler, mais je regrette un peu le manque de ce que j’appelle le « IZM » des Bboys. Leur feeling, leur style, leur flow. »
Parmi la foule de Bboys, trois icônes du break américain
Abstrakt et Megas ont changé le break ou la « formule » du break, ils ont su appliquer les recettes du break différemment.
Megas a été influencé par l’Europe, Karim Barouche, Storm, Swift Rock et aussi par le mouvement né en Floride à Miami et Orlando avec Skill Methodz, et Street Masters qui avaient un style new yorkais mais beaucoup plus dansé, avec plus de powermoves. Megas ressemblait à une araignée lorsqu’il breakait. Pour moi, il a été comme le Spiderman du Bboyin’.
Abstrakt vient d’Orlando. Comme Megas, sa formule du break est très particulière. Il est hardcore tout en étant très précis et fin comme une ballerine. De la danse contemporaine, presque… sauf qu’il est phat*, il est nasty*.
Kmel a un style particulier, même s’il n’est pas aussi original que les deux autres. Mais il a marqué les années 2000 parce qu’il a été dominant dans tous les aspects du break. Il a commencé dans la rue avec ce charisme qu’on lui connaît, puis il est entré dans le monde du break et des compétitions entre 1998 et 2000, il est devenu un des meilleurs Bboys de la planète avec Flomaster, Ken Swift, Swift Rock, Storm, Ivan… Dans les événements, quand tu le vois tu te dis, ‘okay ça va chauffer ce soir’. Il a dominé le break, et aujourd’hui, depuis 2006-2007, il explore le monde du showbiz. Il peut faire des battles toute une soirée, le lendemain tu le verras au Grammy Awards danser aux côtés de Christina Aguilera et quelques jours après, danser dans la rue, une casquette au sol en train de hit*. Et du coup, il est respecté par tout le monde.
Les trois sont des foundation Bboys*, mais aucun ne se ressemble, ils ont chacun un look unique, des façons différentes d’appliquer leurs bases et de les transformer, de les amener au niveau supérieur. »
Les liens entre les Bboys de l’an 2000 : le réseau
« Mes voyages me permettent de rester en contact avec les Bboys américains et européens (où j’ai rencontré Karim Barouche, David Colas et Storm, Swift Rock, Paulo, un Hollandais, un ancien).
Jusqu’au début des années 2000, on communiquait surtout par mail, par téléphone. Pour se tenir au courant des événements, il fallait y aller ou acheter la cassette vidéo. Plus tard, avec le développement d’Internet, on a eu les messageries instantanées, les forums (Bboy World, Style2Ouf), les sites (sites personnels des Bboys) et les clips vidéo.
Au départ les américains n’étaient pas très ouverts sur le monde, aujourd’hui ils s’intéressent à ce que font les Coréens, les Japonais, ou même les Européens avec par exemple l’événement Circle Kingz, qui prend de l’ampleur. »
Internet, destructeur ou rassembleur ?
« Internet a cassé le break en même temps qu’il a cimenté le réseau.
C’est évidemment un moyen exceptionnel de voyager devant son ordinateur, il a été essentiel à l’évolution du Bboying, surtout pour les organisateurs, ceux qui ont eu besoin de communiquer sur leur événement. Mais simplement il existe un décalage entre la communauté de ces internautes qui parlent de break mais n’agissent pas. Ils ont tendance à débattre de conneries au lieu de participer aux battles directement.
Dans cette société de consommation où nous vivons, les jeunes se donnent l’impression, par le biais de Youtube ou autres, de participer sans vraiment faire, ça reste virtuel, ils postent une vidéo depuis leur chambre, puis sont connus sur la scène nationale ou internationale. Ils prennent de très gros raccourcis. »
Les progrès du Bboying remis en cause : l’ère des compétitions
Au début des années 2000, il me semble que le Bboying est monté en puissance, tout le monde avait son propre style et le cultivait à fond. Chaque danseur était original. Aujourd’hui, et ce peut-être avec l’influence d’Internet, tout le monde fait les mêmes moves* et suit les mêmes tendances.
« Les gens font des foundations* parce qu’ils ont entendu que c’était à la mode, sans se demander ce qu’ils se sentaient de faire eux-mêmes. J’ai l’impression qu’ils ressentent moins dans leur cœur cette nécessité de danser.
2000 a ouvert l’ère de la compétition. Au début de la décennie on pouvait déjà se rendre à beaucoup d’événements, mais il y avait encore un bon équilibre. Les cercles étaient très underground, tout le monde connaissait les histoires, tu ne prenais quelqu’un en battle que si tu te sentais vraiment.
Il fallait peut-être plus de courage. En battle, tu veux voir des coups de poings (rires).
Aujourd’hui, les défi s se font sur la scène et ressemblent plutôt à des spectacles qu’à de véritables règlements de comptes.
Et puis, beaucoup d’argent est investit, les breakers un peu connus se comportent comme des superstars, ils ne viennent plus aux événements à moins d’être défrayés. Les prix à gagner au terme des compétitions sont hallucinants.
On est en 2008… le break a encore le temps de changer d’ici la fin de la décennie. «
Quarante ans de Bboying : pour une conclusion
Porté par un héritage, une histoire, de véritables bases, le Bboying n’est pas un ovni dans le monde de la danse. Ses formes infinies ainsi que son éclatement historique et géographique le rendent certes difficile à saisir. Mais il existe bel et bien à travers le monde pour plusieurs milliers de danseurs.
Le Bboy lifestyle (mode de vie du Bboy) s’érige depuis les années 1970 en ‘mode survie’ dans la jungle urbaine des cités modernes de la planète, afin de lutter contre le manque, la monotonie et la déprime urbaine. Ses héros deviennent les stars d’un réseau à échelle mondiale, un réseau underground, fier et soudé. C’est une toile qui se construit bon gré mal gré, au rythme des passions des uns, des voyages des autres, des initiatives de tous. Depuis quelque quarante ans.
« Breakskru ont cette mentalité particulière : « u can’t fuck with New York ! ».
Ils ont cette fierté; étant donné que c’est le berceau du break et l’un de ses bastions. Une fois, je les ai vus se faire éliminer en quart de finale à Rochester, NY. A la seconde où la finale s’est terminée, tout Breakskru a couru sur scène et a voulu prendre en battle les deux crews finalistes. Je kiff cette mentalité. Ils peuvent battle n’importe qui, n’importe quand, n’importe où. Ils n’idolâtrent personne (« we dont jock nobody »), et même si pris en dehors du break ils sont très gentils, ils ne font pas ami-ami avec les autres bons breakeurs, du coup ils vont battle même les icônes. Ils étaient à toutes les jams* et il n’y a pas un groupe (connu) aux États-Unis auquel ils ne se soient pas mesurés, je les respecte pour ça.
Dédicaces
« A tous ceux qui m’ont influencé, Canadian Floormasters, DDT, Breakskru, Dynasty, KWON, Breakeasy, Ken Swift, Boogie Brats, Karim Barouche, Street Masters, Skill Methods, Flipside Kingz, Massive Monkeys. »
Lexique
Bboying = break
Rock Steady Crew = crew légendaire de break à New York
passe-passes ou footwork = pas effectués au sol
hit = faire la manche
phat, nasty = mortel, terrible
foundation Bboy = breaker qui reprend beaucoup les bases dans sa danse
jam = événement de danse
moves = mouvements
ninety = tour sur la main
headspin = tour sur la tête
foundations = bases
air powermoves = phases (figures dynamiques de rotation) aériennes