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On The Floor : AHMED EL JATTARI & KARIM BAROUCHE (partie 2)

La compagnie deviendra Collective Move, puis Ykanji. Toujours en 1996, les Aktuel participent au documentaire de Jean-Pierre Thorn, « Faire Kiffer les Anges », diffusé dans toute l’Europe. Au sein d’Aktuel, Karim participe ensuite aux créations « Au-Delà du Temps » (1997), « Pyramide » (1998-99), et « Conquistador » (1999). Les pièces font le tour du monde. En 1998, Aktuel Force reçoit le Prix du Jeune Talent Chorégraphique de la SACD. « Les Aktuel ont apporté énormément au niveau scénique, dit Ahmed. Ils ont donné l’exemple à beaucoup d’autres compagnies, qui se sont mises à créer des spectacles. »

Ahmed, lui, intègre la compagnie Montalvo-Hervieu en 1996, suite à une audition au théâtre de Suresnes pour Cités Danse Variations. Ils créent « Pilhaou Thibaou II », puis « La Mitrailleuse en Etat de Grâce » (1997), spectacle diffusé à la Villette, à la suite duquel la compagnie connaît une
ascension de popularité. Avec plusieurs danseurs de Montalvo, il rejoint pendant quelque temps la compagnie Quintessence. Il dansera pour la
compagnie Montalvo-Hervieu pendant huit ans : « Paradis » (1997), « Le Jardin Io Io Ito Ito » (1999), « Babelle Heureuse » (2002). «La mitrailleuse en Etat de Grâce » était une rencontre entre danseurs classique, africains et hip-hop.

José Montalvo est un chorégraphe contemporain, mais ce n’est pas de la danse contemporaine que je faisais : je ne faisais que de la danse hip-hop, incorporée dans les spectacles. » Karim quitte Aktuel Force en 2000, mais continue à créer et à concevoir des projets. Danseur associé au centre national de création et de diffusion culturelles de Châteauvallon, dirigé par Christian Tamet, il crée un duo avec Xavier Plutus, « Planète Rock » (2003), puis « Zona Branca » (2005), « Hip Onze » (2005), et « Wola Baba » (2006). Avec Xavier, il écrit le concept et met en scène la manifestation « Les 20 ans du Hip Hop » (2003) à Châteauvallon et à la MC 93 Bobigny.

La France apporte un second souffle à l’international.

De 1988 à 1995, en Europe et aux Etats-Unis, la danse hip-hop connaît un déclin. La plupart des danseurs ont arrêté la danse et sont entrés dans le monde du travail. « C’est seulement quand des danseurs européens comme Storm ou Mauricio, qui étaient proches du Rock Steady Crew, ont fait passer des vidéos, comme celle du Battle Of The Year 95, auquel on a participé avec Aktuel, que les américains ont repris, explique Karim.» « C’est l’Europe qui a fait évoluer la danse hip-hop, qui a remis la barre haute, dit Ahmed. Quand les américains du Rock Steady Crew (Crazy Legz, Ken Swift, Quickstep…) sont venus en 1993 pour se produire à Suresnes Cités Danse, ils ont vu les Aktuel, les PCB (Paris City Breakers) et bien d’autres, et ils s’en sont beaucoup inspirés.
La vidéo de la rencontre entre américains et européens a beaucoup tourné… En 1995, les américains sont revenus à Suresnes : leur niveau avait monté. Ce jour-là, dans le hall de Suresnes, il y avait Karim et moi, Icham, le Tek… Les américains ont été impressionnés par notre style, notre fluidité… Blaise a voulu leur montrer la vrille, ou « thomas dans les airs » comme on l’appelait à l’époque, mais il a raté. Parce qu’en Europe, on commençait depuis un moment à faire un départ de thomas qui donnait un côté vrille. Et le premier qui a réussi, c’est Blaise. »

 

Histoire et identité

A l’heure actuelle, peu de gens ont conscience l’influence déterminante qu’a eu la France sur la danse hip-hop dans le monde entier. « Le Hip-Hop est certes né aux Etats-Unis, dit Karim, mais ce qu’on a eu d’eux, c’est juste un message… Par la suite, on s’est débrouillés par nous mêmes.
Pourtant, il y a des gens, et même des pionniers du mouvement, qui osent dire qu’en France, il n’y a pas d’histoire du Hip-Hop ! L’histoire n’est pas assez ancrée. »

En effet, bien souvent, quand on parle d’histoire du Hip-Hop, on s’arrête à sa naissance dans le Bronx, aux Etats-Unis… C’est d’ailleurs aux Etats-Unis que la jeune génération puise la majeur partie de son inspiration. « Certains français me regardent maintenant avec un œil différent, parce qu’ils se sont déplacés en Europe ou aux Etats-Unis, où je n’ai jamais mis les pieds, et se sont rendus compte que l’un des noms qui revenaient souvent, c’était Karim Barouche… Il y a un problème ! J’ai lu des interviews d’américains comme Ken Swift ou Zulu Gremlins, qui se demandaient pourquoi les français allaient s’inspirer des américains alors que les américains s’étaient inspirés des français… » A l’époque, la France revendique fermement son identité.

« Le Rock Steady Crew a essayé de s’installer dans le monde entier, dit Ahmed. Il a résisté en Angleterre, en Suède, au Japon, mais pas en France : on avait notre fierté, quelque chose à montrer !»

Le phénomène de consommation

Aujourd’hui, les vidéos de danse abondent, sur internet et ailleurs. « A l’époque, raconte Karim, il n’y avait pas de vidéos, et ce que tu voyais, tu le voyais avec tes yeux. Tu avais des images dans la tête, et tu ne te servais que de ça. » « On apprenait tout sur le tas, explique Ahmed.
Pour avoir un six-step, on mettait des mois, on ne le lâchait pas tant qu’il n’était pas bon. Pour apprendre la coupole, je me suis arraché le dos ! Je mettais des écharpes, des épaulettes… J’ai mis un an avant d’avoir le thomas, et deux ou trois ans avant d’en être satisfait… Aujourd’hui, on se satisfait de peu, et on change d’étape trop vite ! »
« C’est de la consommation, ajoute Karim. De la même manière, à l’époque, il n’y avait pas de vêtements hip-hop. Quand tu mettais ta casquette un peu de côté, tu affirmais vraiment ta différence. Pareil pour les jingles de pubs qu’on entendait à la télé, ce n’était que de la musique classique. Aujourd’hui, l’habillement, la musique, c’est devenu normal… » Avec la surabondance d’informations, comment développer une approche constructive de la danse ?

youtube not only hip hop

« La danse, c’est de la personnalité à l’état pur ! » (Ahmed El Jattari) « Aujourd’hui, dit Karim, que ce soit aux Etats-Unis, en Colombie, au Maroc ou partout, tout le monde break de la même façon, personne n’arrive à avoir son identité ! » « Beaucoup de jeunes commencent par essayer d’absorber quelqu’un, par copier tous ses enchaînements, ses mimiques, dit Ahmed… Ça, c’est du vol de personnalité ! Au final, les jeunes sont presque tous pareils, avec juste des souplesses ou des capacités différentes… » « En France, la force qu’on avait avant, c’était le mélange d’ethnies et de cultures, dit Karim. Ce que les étrangers aimaient voir, c’était la diversité des styles. Tu pouvais voir deux danseurs faire les mêmes phases différemment… Parce que la personnalité de l’individu, c’était ça qui était mis en avant.» « Nous à Créteil, on avait notre style, notre touche, tout en étant chacun différents, dit Ahmed. Et les gars de Champigny (les Fantastik Breakers), juste à côté, n’avaient pas du tout le même style! C’était pareil dans chaque banlieue, chacun avait sa touche. » D’où vient l’inspiration ? « Je m’inspire du côté animal, dit Karim. Quand j’étais petit, je prenais des chatons et je les jetais, pour voir comment ils retombaient sur leurs pattes. J’observe la manière de rebondir qu’ont les singes… » « Moi, je m’imagine un break aérien, léger, décrit Ahmed. Voler vite, décoller… » Chacun se construit un imaginaire. « Ma philosophie, dit Karim, c’est que de n’importe quelle personne, tu peux prendre ce qu’il y a de meilleur.
Comme dans les arts martiaux. Tu ne prends pas le mouvement, mais tu essayes de comprendre : comment cette personne fait-elle pour être aussi fluide, pour avoir ce toucher… C’est de la réflexion, de la géométrie… »

Les bases, l’uniformisation

L’uniformisation est peut-être également liée au besoin qu’a la nouvelle génération de légitimer sa danse par la connaissance des « bases ». Bases américaines, bien entendu. « Avant, on n’avait jamais eu le problème de savoir ce qui était des bases ou pas, explique Karim. Tu dansais, tu faisais ce que tu avais envie de faire.

Le phénomène est arrivé avec les Electric Boogaloos : ils ont vu qu’il y avait du marché en Europe, et ils sont venus en disant « c’est nous qui avons inventé cette danse, ça se danse comme ça, et si tu fais autre chose, ce n’est plus du boogaloo »… Avec le break, c’est pareil : comme les américains veulent prendre le monopole, ils te disent que les bases c’est ceci ou cela, et que si tu fais autre chose, tu n’es pas un B-boy… Ce que les américains veulent, c’est que ça soit eux qu’on appelle pour enseigner le B-boying, parce que ce sont eux les vrais, eux qui ont inventé les bases… »

electric-boogaloos not only hip hop
Electric Boogaloos

Beaucoup de mouvements et de styles ont été créés en France, et pourtant, il n’y a pas de répertoire de « bases françaises ». « Nous, quand on a commencé le break, dit Karim, on n’avait que quelques bases, et c’est ça qui fait qu’on a créé. On ne se servait que de notre imagination. On n’a pas mis de noms, parce qu’on n’a jamais pensé au business. Moi, on m’a appelé « fluido’style », et j’aurais très bien pu l’imposer, définir un nouveau style. Parce que le style américain a toujours été saccadé. Mais je ne pense pas au business, je pense à la culture… »

La clé : le rapport à la musique

Avec Xavier Plutus, Karim a beaucoup enseigné, notamment en Amérique du Sud. « On devait monter des spectacles pour les jeunes en un temps record. Mais comment faire danser les jeunes sur la musique alors qu’ils n’avaient jamais eu la notion de comptes ? »
Karim et Xavier mettent en place une réflexion sur la théorie musicale. Ils décident de se confronter à des musiciens, et créent « Hip Onze » à Chaillot (2005), avec Hakim Maïche, Régis Truchy, et sept musiciens de jazz, sur le thème du rapport à la musique.
« C’est à son sens de la musique qu’on distingue le danseur (…). Un danseur gagne son nom lorsqu’il parvient à équilibrer la pulsion vitale qui l’anime avec la chaleur d’expression, la maîtrise corporelle, la pertinence rythmique et, surtout, l’imagination mélodique du mouvement. » (Extrait de la note d’intention du spectacle Hip Onze (2005)
Le spectacle est accueilli comme une révélation par de nombreux danseurs et chorégraphes. « La musique, c’est comme les mathématiques, dit Karim. Ce n’est pas du hasard : il y a des règles à respecter. Par exemple, en top rocks, les ponctuations se font sur la caisse claire, et non sur la grosse caisse. Ma réflexion consiste à analyser comment placer les mouvements sur la musique pour qu’ils prennent le plus d’ampleur possible… J’ai remarqué que beaucoup de danseurs essayaient d’être musicaux en se posant sur la ligne de basse, sur les cuivres… Mais avant de faire ça, il faut déjà savoir se poser sur la rythmique, ne pas perdre son métronome ! » « Il n’y a pas une seule danse sans tempo, une seule danse où tu ne pourras pas taper des mains, ajoute Ahmed… »

 

Un break fluide et dansant

« Danser, c’est faire une phrase complète, avec majuscule, virgule, point, décrit Karim… Pour cela, il faut lier les mouvements entre eux. Tout le monde ne le fait pas : quand on regarde la danse acrobatique de Benji, par exemple, il n’y a que des points-virgules… »
Malheureusement, le côté sportif et acrobatique est ce que le novice retient le plus facilement du break. « Beaucoup de jeunes sont dans le break contorsionniste, dit Ahmed. Ils passent de figure en figure en sautant… Avec ce style de break, tu peux à la rigueur être sur le rythme, mais il n’y a aucune place pour la danse, pour le swing… » C’est dans les mouvements fluides qui lient les ponctuations techniques que la danse trouve sa place. «La fluidité, ce n’est pas un style, dit Ahmed, c’est quelque chose qu’il faut rechercher. Après, il y a plusieurs manières d’être fluide : il y en a qui sont propres et dynamiques, d’autres qui sont souples et qui amènent la fluidité par la souplesse… » « Quand j’ai commencé le break, peu de gens étaient dans le délire fluidité, dit Karim. Mais moi, ce que j’ai retenu des arts martiaux, c’est que tout ce qui est rigide casse. Quand tu break, si tu cherches absolument à arrêter le mouvement, tu peux te briser. Si tu ne cherches pas à retenir ton mouvement mais que tu le laisses couler, il ne peut rien
t’arriver… » « Dans le dur, tu te casses, tu te fais mal, ajoute Ahmed.
On voit beaucoup de gens qui dansent durs, énervés, on dirait qu’ils font une danse de guerre… Mais même psychologiquement, tu fais du mal à ton corps quand tu es énervé ! »

Si vous souhaitez (re)lire la première partie

Anne

Danseuse et chorégraphe de la Compagnie par Terre, Anne Nguyen est avant tout breakeuse. Elle a dansé avec plusieurs groupes de break (RedMask à Montréal ; Phase T, Def Dogz et Créteil Style à Paris…), et a participé à des centaines de battles, en solo ou en groupe, dont plusieurs d'envergure qu'elle a remportés comme l'IBE 2004 ou le BOTY 2005. Elle a jugé de nombreux battles, comme le BOTY 2006 ou le Redbull BC One 2007. Elle apparaît dans le film documentaire Planet B-Boy (2007). Après avoir été interprète pour des compagnies hip-hop et contemporaines, Anne Nguyen crée la Compagnie par Terre en 2005 pour mettre en avant les principes et énergies de la danse hip-hop dans des spectacles aux symboliques universelles. Elle a créé plusieurs pièces dont le solo Racine Carrée (2007), les duos Yonder Woman (2010) et Lettres à Zerty (2015), la marche pour huit poppeurs PROMENADE OBLIGATOIRE (2012), le quatuor féminin Autarcie (....), création 2013, et le "bal mécanique sur musique de chambre" bal.exe, création 2014 pour huit poppeurs et cinq musiciens classiques. Combinant une danse technique et performante à une écriture chorégraphique très graphique, déstructurée et épurée, ses créations évoquent l'abstraction et questionnent la place de l'être humain dans le monde contemporain. Anne est également auteure de poèmes, de textes courts et d’articles sur la danse (Danser, Repères, cahier de danse). Des extraits de son recueil de poèmes le Manuel du Guerrier de la Ville ont été publiés dans le magazine Graff It !, pour lequel elle a été rédactrice en chef de la section danse. Elle mène depuis 2012 à Sciences Po Paris un atelier de pratique artistique et de réflexion sur la danse hip-hop, intitulé Hip-hop, une culture contemporaine. En 2016, Anne Nguyen créera Danse des guerriers de la ville, un parcours choré-graphique participatif et immersif composé d’une dizaine d’installations et de performances dansées in situ, inspiré de ses poèmes du Manuel du Guerrier de la Ville. En 2017, elle créera Kata, un spectacle pour huit breakeurs mettant en forme l’énergie guerrière du break.

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